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Le chemin menant vers Emria, rarement utilisé, serpentait à travers un fouillis d’arbres et de buissons d’épineux impénétrables qui entravaient leur progression. Il grimpait et descendait sans cesse, empruntant parfois de véritables lacis destinés à contourner des éboulements infranchissables. Seschi avait hâte de retrouver les siens. Malgré sa nature optimiste, l’attitude de Chleïonée entretenait son angoisse. Depuis le dernier tremblement de terre, elle demeurait silencieuse et marchait d’un pas rapide.
Tout à coup, un bruit insolite se fit entendre, une sorte de martèlement feutré qui s’amplifiait irrésistiblement.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Seschi, inquiet.
Chleïonée n’eut pas le temps de répondre et se mit à hurler. L’instant d’après, une multitude de formes grises apparut, surgissant des fourrés, bondissant des roches éboulées.
— Des rats ! s’écria Seschi.
Il souleva sa compagne dans ses bras et n’eut que le temps de courir s’abriter derrière un gros rocher pour leur éviter d’être submergés par la vague de rongeurs.
Mais ceux-ci ne leur accordèrent aucune attention. Ils filaient comme des flèches, sans pousser le moindre cri, ce qui rendait leur fuite encore plus impressionnante. Ils traversèrent la sente, puis disparurent, vague sombre avalée par les broussailles situées en contrebas, en direction de la mer. Éberlués, Seschi et Chleïonée quittèrent leur refuge.
— Mais pourquoi agissent-ils ainsi ? demanda le jeune homme.
— Je… je ne sais pas ! répondit-elle, tremblant de frayeur rétrospective.
Encore une fois, il devina qu’elle lui mentait pour ne pas l’effrayer. Elle comprenait sans doute ce que signifiait cette fuite éperdue des petits mammifères. Il s’obstina :
— Tu le sais ! Dis-le moi !
— Non ! Cela… cela ne s’est jamais produit depuis ma naissance.
Cette fois, elle disait la vérité.
— Mais c’est déjà arrivé dans le passé, n’est-ce pas ?
— Les vieux… racontent n’importe quoi, répondit-elle avec un sourire crispé.
— Ces rats ont peur de quelque chose ! insista-t-il. Et toi aussi.
Elle respira profondément pour maîtriser sa nervosité, puis reprit sa course sans lui répondre. Force lui fut de la suivre. Il comprit qu’elle redoutait la colère de la Dame de Feu. Mais quelle forme terrifiante pouvait-elle prendre ? Chleïonée courait presque, à présent, autant que le lui permettait l’état de la sente. Il avait peine à se maintenir derrière elle.
Il faisait presque nuit lorsqu’ils parvinrent à Emria, où les autres les attendaient avec anxiété. Khirâ adressa un virulent reproche à son frère.
— Où étiez-vous passés ? J’étais morte de peur, vous êtes partis depuis l’aube ! Le sol a tremblé.
— Nous l’avons senti aussi.
— Cela n’a pas l’air d’affoler les habitants. Ils disent que cela arrive très souvent.
Seschi ne répondit pas. En réalité, la secousse n’aurait guère inquiété Chleïonée si, le matin même, elle n’avait constaté l’augmentation du lac de lave. Et puis, il y avait eu l’épisode de la fuite éperdue des rats. Cette fois, il l’avait sentie bouleversée.
Il la chercha des yeux, mais elle avait disparu. Il la retrouva en compagnie de Marano, le chef du village, et de quelques vieux artisans. Ils contemplaient d’un air perplexe le sommet de la montagne, illuminé par les derniers reflets du soleil couchant. Tout paraissait calme. Pourtant, lorsqu’il voulut les interroger, ils se détournèrent sans répondre. Revenant vers les demeures troglodytiques prêtées par les indigènes, Seschi tenta de faire parler Chleïonée, mais elle éluda ses questions.
— Tout cela ne veut rien dire, répondit-elle de manière laconique.
— Tu crains une colère de la déesse, n’est-ce pas ?
Elle hésita puis finit par dire :
— C’est surtout la fuite des rats qui inquiète les anciens. Mais ils ne sont pas seuls. Les ânes, les chèvres et les mouflons se sont enfuis, eux aussi. Seuls restent nos chiens, parce qu’ils ne peuvent se passer de nous. Les vieux disent que c’est arrivé il y a bien longtemps. Et peu après, la Dame de Feu est entrée en éruption. Une coulée de lave a détruit la forêt et une partie du village.
— Nous devrions partir pendant qu’il en est temps.
— Ils affirment que cela serait dangereux. J’ai expliqué ce que j’ai vu dans la montagne, ces fumées étouffantes qui montaient du sol. Ils redoutent autre chose d’encore plus terrifiant.
— Mais quoi ?
— Je ne peux t’en dire plus ; ils ne veulent pas en parler. Mais ils assurent que la seule manière de nous protéger est de rester dans le village, à l’abri des cavernes. Ceux qui tenteraient de fuir maintenant seraient condamnés. Ils vont poster des sentinelles pour surveiller le volcan.
— Nous sommes pourtant loin du sommet. Il y a au moins deux miles d’ici au cratère.
— Marano dit que la colère de Thera sera sur nous plus vite que le vent le plus rapide.
— Il refuse surtout d’abandonner son village. Je peux le comprendre, mais il met notre vie en danger.
Chleïonée se blottit contre lui.
— J’ai peur, Seschi. Peut-être la déesse n’a-t-elle pas apprécié que je t’amène auprès d’elle.
— Je crois au contraire qu’elle nous a attirés vers elle pour nous prévenir qu’une éruption se préparait. Ainsi, nous avons pu prévenir les tiens.
Seschi hésita. Le volcan semblait parfaitement calme. Il était encore temps de quitter les lieux. Mais ils ne pourraient aller très loin. Avec la nuit, la sente menant à Kallisté, bordée de précipices, allait devenir dangereuse. Ils ne pouvaient qu’attendre le matin.
Après un repas frugal, les Égyptiens se retirèrent dans les cavernes prêtées par les indigènes. Ceux-ci paraissaient anormalement nerveux, ce qui ne rassura pas leur invités. Les grottes s’enfonçaient profondément à l’intérieur de la montagne. Une appréhension saisit les visiteurs : si un nouveau tremblement de terre se déclenchait, les cavernes risquaient de s’écrouler ; ils seraient écrasés ou périraient d’asphyxie et de faim. Mais les indigènes insistèrent pour qu’ils s’installassent dans les alvéoles les plus reculés de la caverne. Afin de les rassurer, certains restèrent avec eux.
Les cellules taillées dans la roche étaient tout juste assez grandes pour abriter deux ou trois personnes. Chaque caverne abritait ainsi plusieurs familles. Au grand désespoir de Neserkhet, Chleïonée s’isola avec Seschi. Elle comprit à leur attitude qu’il avait une nouvelle amante. Elle se retrouva en compagnie de Leeva, que la perspective d’une colère prochaine du volcan n’avait pas l’air d’angoisser outre mesure. Cependant, son calme naturel ne parvint pas à apaiser Neserkhet. Des sentiments contradictoires s’étaient emparés de son esprit, provoqués par l’anxiété, et par autre chose, qu’elle ne parvenait pas définir. Depuis plusieurs jours, ce vent sauvage qui lui griffait la peau avait éveillé en elle des envies nouvelles, qu’elle avait peine à contrôler. Elle avait parfois le désir de s’offrir au premier homme venu, afin qu’il la délivrât d’une virginité dont elle ne voulait plus. Le visage épanoui de Khirâ qui dormait dans les bras de Tash’Kor la mettait mal à l’aise. Elle-même était-elle donc si laide pour que personne ne voulût d’elle ? Elle savait bien que non. Dans la journée, elle s’était mirée nue dans l’eau d’une mare. Si elle ne possédait peut-être pas la beauté flamboyante de Chleïonée ou de Khirâ, elle était très jolie. Nombre d’hommes la contemplaient avec une lueur de convoitise dans le regard. Elle en était sûre. Mais aucun d’eux ne lui convenait. Elle n’avait d’yeux que pour Seschi, qui passait son temps à papillonner de l’une à l’autre. Elle voulait qu’il l’aimât, au moins une fois. Elle avait pensé profiter d’une nuit pour le rejoindre, et se glisser dans sa couche. Il saurait alors qu’elle était aussi désirable qu’une autre. L’atmosphère étrange qui avait régné pendant la journée, cette angoissante vibration du sol qui l’avait terrorisée, les vois désordonnés des oiseaux, la fuite des animaux, tout avait contribué à lui donner l’audace de mettre son envie à exécution. Chleïonée n’avait pas encore partagé la couche de Seschi depuis leur départ de Kallisté. Mais elle s’était doutée, lorsqu’elle l’avait vue partir seule en sa compagnie, le matin même, qu’il allait se passer quelque chose entre eux. Elle ne s’était pas trompée.
Elle en aurait hurlé de déception. Elle avait compris, au travers des conversations furtives qu’elle avait surprises, qu’il se préparait quelque chose de terrible, où ils allaient peut-être perdre la vie. Une sensation de déchirement la bouleversait. Elle ne pouvait accepter de mourir ainsi, sans avoir été aimée par un homme. Peu importait qu’elle fut obligée de le partager avec une autre.
Soudain, une légère vibration fit frémir le sol de la caverne. Elle se mit à trembler. Il lui semblait percevoir les forces titanesques qui s’assemblaient au cœur de la Dame de Feu, une puissance formidable qui allait bientôt se déchaîner. Elle crut devenir folle. À ses côtés, Leeva avait déjà trouvé le sommeil. Elle se redressa, comme dédoublée. Ce qu’elle allait faire relevait de la démence, de l’audace la plus inconsciente, mais elle devait agir. Silencieusement, elle passa sa robe, puis se glissa hors de la cellule. À l’extérieur un large couloir desservait les autres cavités. De faibles lampes à huile installées dans des niches diffusaient une lumière parcimonieuse. Elle se glissa furtivement jusqu’à la chambre qui abritait Seschi et Chleïonée. Une tenture de laine grossière masquait l’entrée. Elle hésita une fraction de seconde, puis, poussée par une force impérieuse, pénétra à l’intérieur. Les reflets d’une lampe éclairaient les visages des deux amants endormis. Ils avaient réussi à trouver le sommeil. Mais l’amour devait apaiser la plus sombre des angoisses. Elle les observa un long moment. Seschi avait passé un bras protecteur autour de sa compagne. Les traits de Chleïonée étaient fins, délicatement ciselés. Les mèches folles qui lui tombaient sur les yeux la rendaient émouvante. Elle se surprit à n’éprouver aucune jalousie envers elle, contrairement à ce qu’elle avait ressenti envers Aria. Une chaleur équivoque s’était installée dans ses reins et son ventre.
Soudain, Seschi s’éveilla. Stupéfait, il la contempla, comme s’il rêvait.
— Neserkhet ? Que fais-tu ici ?
Elle crut qu’elle allait mourir de honte. Puis elle refoula ce sentiment abject. Elle devait tuer le doute en elle.
— Je… j’ai peur. Je voudrais… dormir avec vous.
Seschi la regarda comme s’il la découvrait pour la première fois. Il savait ce qu’elle désirait et s’étonna d’éprouver une attirance soudaine pour elle. Il avait toujours considéré Neserkhet comme le reflet de sa sœur Khirâ. Il avait compris depuis longtemps qu’elle était amoureuse de lui, mais il avait toujours refusé de profiter d’elle, de peur de la faire souffrir. Il y avait en elle quelque chose d’enfantin et de pur qu’il respectait.
Mais le voyage et les épreuves avaient métamorphosé la jeune fille en femme. Il s’aperçut alors qu’elle était belle. Cependant, il ignorait comment allait réagir Chleïonée. Celle-ci s’était éveillée, et avait entendu la demande de Neserkhet. Ce fut elle qui tendit la main vers elle.
— Viens ! dit-elle doucement.
Elle se défit de sa robe et se glissa, nue, entre eux. Malgré l’épuisement de la journée, il était difficile de résister à l’appel de cette chair chaude, bouleversée par le désir et l’angoisse de la mort. Les frémissements du sol, la menace terrifiante qui planait dans l’air éveillèrent leurs sens exacerbés. Seschi enlaça Neserkhet. Chleïonée posa une main douce sur la joue de Neserkhet, la caressa. Puis sa caresse descendit le long du cou, effleura un sein, le ventre. Une onde de plaisir équivoque envahit la jeune fille. Elle aurait voulu parler, mais les mots lui semblaient insipides, vides de sens. Elle comprit qu’elle ne pouvait être jalouse de Chleïonée, parce qu’elle était aussi attirée par elle. Elle se cambra, poussa un gémissement. Il n’en fallait pas plus pour réveiller le désir assoupi des deux amants.
Ils s’aimèrent longtemps, à trois, comme un défi lancé à la face de la mort furieuse qui se préparait à fondre sur eux. Les narines emplies des odeurs masculines et féminines de Seschi et de Chleïonée, Neserkhet s’offrit avec passion, sans pudeur. Le torrent d’amour qu’elle avait trop longtemps retenu en elle explosa, se déversa, se mêlant à ceux de ses partenaires. Ce n’était pas un homme aimant deux femmes, mais simplement trois êtres humains qui s’aimaient. Jamais Neserkhet n’avait pensé que l’on pût éprouver un plaisir si intense, un plaisir si fort qu’il faisait perdre la tête, oublier jusqu’à son nom. Lorsque enfin elle sombra dans un sommeil réparateur, ses doigts restèrent emmêlés à ceux de Seschi, tandis que son autre main était posée sur un sein de Chleïonée. Écroulée sur les corps apaisés de ses deux compagnons, elle ne ressentait plus aucune frayeur, mais une sérénité, une plénitude qui gonflait ses poumons d’une irrésistible envie de vivre. Une confiance nouvelle s’était répandue en elle. Cette nuit n’était pas un accident, il y en aurait d’autres, qu’ils partageraient tous les trois. Et la Dame de Feu ne pourrait rien y changer.
Jamais de sa vie elle ne s’était sentie aussi bien.
Oupouaout, le dieu loup, se tenait devant elle. Elle avait toujours éprouvé une certaine attirance pour ce dieu venu du fond des âges, qui rappelait Anubis l’embaumeur. À Bahariya, on le vénérait peut-être plus que dans la Vallée sacrée. On l’appelait « celui qui montre le chemin ». Une foule de sentiments confus baignait l’esprit de Neserkhet. Le dieu lycanthrope semblait satisfait de la décision qu’elle avait prise. Mais il paraissait aussi lui adresser un avertissement. Il lançait un cri vers elle, fait de dizaines d’autres. Une soudaine sensation d’angoisse envahit Neserkhet, qui s’éveilla instantanément. Elle ne comprit pas ce qui se passait. Le hurlement de Oupouaout se prolongeait dans la réalité. De l’extérieur provenaient des appels aigus. Seschi et Chleïonée s’éveillèrent à leur tour.
— Il se passe quelque chose, gronda Seschi.
— Les chiens ! Les chiens hurlent à la mort ! s’écria Chleïonée.
Ils passèrent leurs vêtements à la hâte et sortirent dans le couloir. Tash’Kor et Khirâ les rejoignirent, en compagnie de quelques autres. Seschi se précipita vers l’entrée de la caverne. Il constata que l’aube était proche. Vers l’orient, le ciel s’illuminait d’un mauve tendre, prometteur d’une journée magnifique. Une certaine agitation régnait déjà dans la rue principale. Les Emriens sortaient peu à peu des habitations troglodytiques. Les chiens hors d’haleine poursuivaient leurs hurlements malgré les admonestations de leurs maîtres. Puis l’un d’eux, saisi d’une panique totale, fila comme une flèche en direction de Kallisté, Deux ou trois autres le suivirent, mais la plupart revinrent vers leur maître.
Le jeune prince tourna les yeux vers le sommet du volcan. Ce qu’il vit lui glaça le sang dans les veines. Dans un silence absolu, il vit la couronne du cratère exploser sous l’impact de forces extraordinaires. Simultanément, un nuage se forma, d’où jaillissaient des lames de feu et des projectiles. L’endroit où il s’était rendu la veille en compagnie de Chleïonée devait être devenu une véritable fournaise. Il frémit à l’idée que le phénomène aurait pu se produire au moment où ils s’y trouvaient. Mais il n’eut guère le temps d’y réfléchir. Là-haut, le nuage augmentait de volume à une vitesse stupéfiante. Des volutes de cendres derrière lesquelles on devinait le rougeoiement d’un intense feu interne commençaient à dévaler la pente de la montagne. Elles eurent tôt fait d’atteindre les premières traces de végétation, qui s’embrasèrent comme de l’étoupe. L’absence du moindre bruit donnait à ce phénomène hallucinant l’allure d’un rêve.
Soudain, ce silence trompeur explosa en un vacarme assourdissant qui fit vibrer leurs entrailles. Les spectateurs pétrifiés sursautèrent, rejoints tout à coup par la terreur.
— La Dame de Feu explose, hurla une femme.
Prise par la panique, elle se mit à courir à la suite des chiens.
— Nooon ! hurla Marano. Reviens ici ! Tu n’as aucune chance.
Mais la femme ne l’écoutait plus. Elle se lança dans une course folle sur la sente rocailleuse, trébucha, s’écroula, se releva, puis disparut à la vue. Un homme voulut se précipiter à sa poursuite, sans doute son mari. D’autres le retinrent.
— Elle est déjà perdue ! gémit Chleïonée.
Neserkhet et elle s’étaient blotties contre Seschi.
Mais celui-ci était aussi désemparé qu’elles. Le nuage pyroclastique se déployait à présent sur toute la montagne, pulvérisant les premiers arbres qui s’embrasaient comme des brindilles. Le jeune homme comprit que rien ne pourrait arrêter la vague de feu qui roulait vers eux à la vitesse d’un ouragan. Le vacarme s’amplifiait d’instant en instant.
Marano dut hurler pour se faire entendre. Il ordonna à tous de rentrer dans les cavernes et d’obturer les entrées avec les portes épaisses en peau de bête. On lui obéit sans discuter. Parce que le vieux chef avait compris que la Dame de Feu risquait de s’éveiller, il avait déjà demandé aux habitants des baraques externes de les abandonner pour trouver refuge dans les grottes. Les sentinelles arrivèrent au pas de course. Elles n’eurent que le temps de s’engouffrer dans leur caverne. En quelques instants, les lourds panneaux se refermèrent. On les barricada à l’aide de lourdes barres de bois que l’on cala avec des blocs de pierre.
Seschi comprit alors contre quel ennemi ils protégeaient les villageois. On se réfugia au plus profond de la caverne. Neserkhet se mit à gémir. Elle avait vu le nuage de cendre et de feu dévaler la montagne dans leur direction. Si les portes ne résistaient pas, ils allaient tous périr brûlés vifs. Le vacarme assourdissant, un instant étouffé par les panneaux, recommença d’augmenter. On eût dit le hurlement d’un monstre à la dimension du monde.
Puis il y eut le souffle d’une explosion, un grondement de tonnerre assourdissant, une onde de chaleur étouffante. À l’extrémité du couloir, les panneaux se mirent à vibrer, des étincelles jaillirent, puis les lourds vantaux s’embrasèrent sur les côtés. Une lueur infernale se refléta sur la roche à nu, provoquant un terrifiant sentiment de panique. Les barres de soutien, arc-boutées sur les panneaux, trépidaient sous l’impact colossal. Chacun avait conscience que, si elles cédaient, l’haleine de feu s’engouffrerait d’un coup au cœur de la caverne.
Un craquement sinistre retentit. Les occupants crurent que tout était perdu. Mais, contre toute attente, les multiples épaisseurs de peaux tenaient bon. La tempête de feu dura ainsi près de deux heures. Deux heures d’angoisse interminables. Parfois, les parois de la caverne tremblaient, et des quartiers de roche tombaient. Les panneaux finirent par se consumer totalement. Une fumée épaisse envahit les lieux. On déchira des linges, que l’on se plaqua sur le visage. La température avait atteint les limites du supportable. Les vêtements devenaient brûlants sur la peau. Seschi crut qu’ils ne tiendraient jamais. Mais les Emriens le rassuraient. Selon eux, la colère de Thera allait bientôt se calmer. Il fallait chasser la peur et patienter. Sans leur présence, il devait s’avouer qu’il aurait cédé à la panique. Mais il avait décidé de leur accorder une confiance totale. Ils connaissaient leur volcan. Depuis des siècles, des dizaines de générations s’étaient succédé dans ce village étrange. Sans doute y avait-il eu d’autres éruptions de ce genre. Mais cela n’avait pas empêché les habitants de tenir bon, de s’accrocher à leur territoire avec une ténacité digne d’éloges. Seschi se demandait quel démon pouvait bien pousser ces gens à vivre dans un endroit aussi extrême, où leur vie pouvait à tout moment leur être ôtée. La seule réponse qui lui apparaissait clairement, outre la protection qu’elle leur offrait, était que la Dame de Feu exerçait sur ses occupants une étrange fascination. Ils refusaient de croire, niant l’évidence, qu’elle pouvait les détruire. Nombre de leurs ancêtres avaient dû trouver la mort en bravant ses colères. Mais les survivants n’avaient pas fui pour autant.
Peu à peu, l’ouragan de feu s’apaisa. Il fallut attendre encore plusieurs heures pour que la température redevînt supportable. Il se risquèrent prudemment jusqu’à la sortie. Il ne restait pratiquement rien des panneaux protecteurs. Les énormes barres de blocage elles-mêmes étaient calcinées. Mais le système avait rempli son office : tout le monde était sauf. À l’extérieur flottait un nuage de cendres si épais qu’il occultait la lumière du jour. On n’y voyait pas à plus de quelques pas. Des flocons pulvérulents, semblables à de la neige grise, tourbillonnaient au gré du vent violent qui s’était mis à souffler. Il s’avéra impossible de sortir.
Par chance, chaque caverne comportait des réserves d’eau et de nourriture. Il fallut attendre deux jours pour que la cendre recouvrant le village fut suffisamment refroidie pour se risquer à l’extérieur. Le deuxième jour, une pluie diluvienne se mit à tomber, transformant le village en un bourbier innommable. Lorsqu’elle cessa, le nuage de cendres n’avait pas disparu, mais avait considérablement diminué. Hagards, épuisés, les citadins s’aventurèrent tels des fantômes dans le village dévasté. Une boue épaisse recouvrait ce qui avait été la rue principale. Les maisons qui la bordaient n’existaient plus. Il était presque impossible même de déceler leur emplacement. Les alentours, autrefois recouverts de végétation, étaient uniformément gris. Une poussière dense flottait encore dans l’air, mais l’aïtoumi la chassait peu à peu vers l’ouest, dévoilant l’étendue des dégâts. Par miracle, on ne déplorait aucune victime. Partout les panneaux avaient résisté. Cette idée seule suffit à redonner le sourire aux Emriens. Thera les avait une fois de plus épargnés. Sans doute avait-elle une raison d’exprimer sa colère. Il n’était pas besoin de la connaître. Les dieux avaient leurs propres préoccupations. L’important n’était-il pas qu’ils fussent tous en vie ?
Marano décida cependant de descendre à Kallisté en compagnie des Égyptiens. Il souhaitait demander de l’aide à ses habitants pour la reconstruction du village. Ainsi avaient pratiqué leurs ancêtres depuis que l’homme occupait l’île.
Sur le chemin de Kallisté, le paysage s’était totalement transformé. Sur plus de deux miles, la végétation avait disparu, laissant la place à une morne étendue grise. À quelque distance du village les attendait un spectacle affligeant. Agrippé à un rocher se tenait un corps calciné, sur lequel s’acharnaient déjà des choucas et des corbeaux. Ils comprirent qu’il s’agissait de la femme qui avait tenté de fuir peu avant l’explosion. Le nuage pyroclastique l’avait rattrapée avant qu’elle n’ait eu le temps de se mettre à l’abri. Les squelettes noircis de ses doigts crispés sur la roche racontaient les souffrances qu’elle avait dû endurer.
L’époux de la femme, qui accompagnait Marano, s’écroula en larmes. Gémissant, insultant le volcan, il s’arracha les cheveux de douleur. Ses compagnons eurent toutes les peines du monde à le réconforter. Sur l’ordre de Seschi, les Égyptiens aidèrent les Emriens à creuser une sépulture pour la malheureuse.
Ils avaient à peine terminé que des bruits de voix retentirent en contrebas. Peu après apparut une foule inquiète, menée par Pollys, Khersethi et Hobakha. Dès qu’ils aperçurent les survivants, une explosion de joie retentit. Pollys courut serrer son frère dans ses bras. Riant et pleurant à la fois, les jumeaux s’étreignirent, puis invitèrent Khirâ à partager leurs embrassades. Les retrouvailles furent joyeuses et animées, chacun voulant raconter ce qu’il avait vécu.
Ce fut dans cette ambiance euphorique que l’on arriva à Kallisté. La petite cité avait été, elle aussi, recouverte de cendres, mais celles-ci avaient été apportées par les vents. En raison de son éloignement, le nuage pyroclastique ne l’avait pas touchée.
Trois jours plus tard, les deux navires reprenaient la mer après avoir fait le plein de provisions. Chacun constata avec amusement que le prince, arrivé célibataire sur Thera, repartait avec deux compagnes.
Chleïonée avait parfaitement accepté la présence de Neserkhet à leurs côtés. La nuit surnaturelle qu’ils avaient partagée avait tissé entre eux des liens nouveaux et solides.
Bientôt, Thera fut hors de vue. En s’éloignant, ils constatèrent qu’un épais nuage flottait encore sur la partie occidentale de l’île. Ils comprirent pourquoi peu après. Une traînée rougeâtre avait coulé du volcan jusqu’à la mer. Là où le feu avait rencontré l’eau s’élevait une gigantesque colonne de vapeur, qui témoignait de l’intensité du combat que se livraient les deux éléments. La petite plage où Seschi et Chleïonée avaient fait l’amour pour la première fois devait avoir disparu sous la lave.
Seschi repensa aux paroles de la sorcière de l’île Blanche. Une civilisation fabuleuse devait naître des petites cités et villages qui jalonnaient ses côtes. Mais une civilisation promise à l’anéantissement par un cataclysme d’une ampleur sans précédent. Au loin, la silhouette de la Dame de Feu se découpait dans la lumière bleue de midi. Il sentait bouillonner en elle une puissance phénoménale, prête à se manifester à tout moment. Soudain, une vision s’imposa à lui, comme un rêve aux reflets de cauchemar. En une fraction de seconde, il vit le volcan tout entier exploser dans un embrasement d’apocalypse. Tandis que l’île elle-même se déformait sous le souffle létal jailli des entrailles de la terre, une boule de feu monstrueuse née de la disparition de l’éruption s’élevait très haut dans le ciel, emportant avec elle une quantité incommensurable de roche en fusion, de gaz et de poussière. En quelques instants le ciel s’obscurcit, les ténèbres envahirent l’île et la mer, jusqu’à ce que l’horizon disparût.
Puis l’onde de choc heurta les eaux, soulevant une vague d’une hauteur formidable, trois cents, peut-être quatre cents coudées. Pétrifié, Seschi vit le Léviathan foncer sur lui, l’atteindre et le dépasser en quelques secondes. Vers le sud se trouvait l’île Blanche. Par les yeux de l’esprit, il vit le raz de marée gigantesque poursuivre sa progression dévastatrice, vers cette civilisation merveilleuse qui avait construit des palais sur les rives de Crète. Il entendait le hurlement de terreur des habitants pris au piège, incapables de fuir devant cette vague haute comme une montagne qui fondait sur eux.
— Seschi !
Il la vit percuter la côte, exploser sur les falaises qu’elle pulvérisa et submergea. Il vit des villes qui n’existaient pas encore disparaître en quelques instants. Les forêts, les hommes, les animaux, tout était balayé, emporté par la foreur des eaux, tandis que le ciel se couvrait des ténèbres d’un invraisemblable nuage de cendres[24].
— Seschi !
Dans sa main se glissa celle de Neserkhet.
— Mon prince tremble, s’inquiéta-t-elle.
— Ce n’est rien, répondit-il en reprenant ses esprits.
— Que s’est-il passé ?
— Rien. Je repensais à ce que nous avons traversé. Je crois… que nous avons eu beaucoup de chance.
Chleïonée les rejoignit et se serra contre eux, les yeux brillants. Une émotion profonde la tenait. Elle ne pouvait s’empêcher de penser que sa décision de quitter l’île avait peut-être provoqué la colère de la Dame de Feu. Pourtant, elle avait été épargnée. Alors, s’agissait-il d’une coïncidence ?
— J’ai eu trop peur, dit-elle enfin. J’ai peine à quitter ceux de Kallisté. Mais j’aurai plaisir à revoir Ankheri et mes sœurs.
Chassant la vision apocalyptique qui l’avait assailli, Seschi porta son regard vers l’orient.
— Sauras-tu retrouver la route menant vers la Cilicie ?
— Je le crois. Vers l’est, on rencontre beaucoup d’autres îles. Puis il faut longer les côtes d’Anatolie pendant plusieurs jours, jusqu’à un port nommé Ardemli. C’est là que l’on trouve ce métal que tu appelles hedj.